Le Petit Prince
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(A
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À Léon Werth
Je demande pardon aux enfants d’avoir dédié ce
livre à une grande personne.
J’ai une excuse sérieuse: cette grande personne est
le meilleur ami que j’ai au monde. J’ai une autre excuse: cette grande personne
peut tout comprendre, même les livres pour enfants. J’ai une troisième excuse:
cette grande personne habite la France où elle a faim et froid. Elle a besoin
d’être consolée.
Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux
bien dédier ce livre à l’enfant qu’a été autrefois cette grande personne.
Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre
elles s’en souviennent.) Je corrige donc ma dédicace:
À Léon Werth, quand il était petit garçon.
Chapitre I
Lorsque j’avais six ans j’ai vu, une fois, une
magnifique image, dans un livre sur la forêt vierge qui s’appelait Histoires
vécues. Ça représentait un serpent boa qui avalait un fauve. Voilà la copie du
dessin.
On disait dans le livre: “Les serpents boas avalent
leur proie tout entière, sans la mâcher. Ensuite ils ne peuvent plus bouger et
ils dorment pendant les six mois de leur digestion.”
J’ai alors beaucoup réfléchi sur les aventures de
la jungle et, à mon tour, j’ai réussi, avec un crayon de couleur, à tracer mon
premier dessin. Mon dessin numéro 1. Il était comme ça:
J’ai montré mon chef-d’œuvre aux grandes personnes
et je leur ai demandé si mon dessin leur faisait peur.
Elles m’ont répondu: “Pourquoi un chapeau ferait-il
peur?”
Mon dessin ne représentait pas un chapeau. Il
représentait un serpent boa qui digérait un éléphant. J’ai alors dessiné
l’intérieur du serpent boa, afin que les grandes personnes puissent comprendre.
Elles ont toujours besoin d’explications. Mon dessin numéro 2 était comme ça :
Les grandes personnes m’ont conseillé de laisser de
côté les dessins de serpents boas ouverts ou fermés, et de m’intéresser plutôt
à la géographie, à l’histoire, au calcul et à la grammaire.
C’est ainsi que j’ai abandonné, à l’âge de six ans,
une magnifique carrière de peintre. J’avais été découragé par l’insuccès de mes
dessins.
Les grandes personnes ne comprennent jamais rien
toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours leur donner des
explications. J’ai donc dû choisir un autre métier et j’ai appris à piloter des
avions.
J’ai volé un peu partout dans le monde. Et la
géographie, c’est exact, m’a beaucoup servi. Je savais reconnaître, du premier
coup d’œil, la Chine de l’Arizona. C’est utile, si l’on s’est égaré pendant la
nuit.
J’ai ainsi eu, au cours de ma vie, des tas de
contacts avec des tas de gens sérieux. J’ai beaucoup vécu chez les grandes
personnes. Je les ai vues de très près. Ça n’a pas trop amélioré mon opinion.
Quand j’en rencontrais une qui me paraissait un peu
lucide, je faisais l’expérience sur elle de mes dessins que j’ai toujours
conservé.
Je voulais savoir si elle était vraiment
compréhensive. Mais toujours elle me répondait: “C’est un chapeau.”
Alors je ne lui parlais ni de serpents boas, ni de
forêts vierges, ni d’étoiles. Je me mettais à sa portée. Je lui parlais de
bridge, de golf, de politique et de cravates. Et la grande personne était bien
contente de connaître un homme aussi raisonnable...
Chapitre II
J’ai ainsi vécu seul, sans personne avec qui parler
véritablement, jusqu’à une panne dans le désert du Sahara, il y a six ans.
Quelque chose s’était cassé dans mon moteur. Et
comme je n’avais avec moi ni mécanicien, ni passagers, je me préparai à essayer
de réussir, tout seul, une réparation difficile. C’était pour moi une question
de vie ou de mort. J’avais à peine de l’eau à boire pour huit jours.
Le premier soir je me suis donc endormi sur le
sable à mille milles de toute terre habitée. J’étais bien plus isolé qu’un
naufragé sur un radeau au milieu de l’océan.
Alors vous imaginez ma surprise, au lever du jour,
quand une drôle de petite voix m’a réveillé. Elle disait: “S’il vous plait...
dessine-moi un mouton!”
“Hein!”
“Dessine-moi un mouton...”
J’ai sauté sur mes pieds comme si j’avais été
frappé par la foudre. J’ai bien frotté mes yeux. J’ai bien regardé. Et j’ai vu
un petit bonhomme tout à fait extraordinaire qui me considérait gravement.
Voilà le meilleur portrait que, plus tard, j’ai réussi à faire de lui.
Mais mon dessin, bien sûr, est beaucoup moins
ravissant que le modèle. Ce n’est pas de ma faute. J’avais été découragé dans ma
carrière de peintre par les grandes personnes, à l’âge de six ans, et je
n’avais rien appris à dessiner, sauf les boas fermés et les boas ouverts.
Je regardai donc cette apparition avec des yeux
tout ronds d’étonnement. N’oubliez pas que je me trouvais à mille milles de
toute région habitée.
Or mon petit bonhomme ne me semblait ni égaré, ni
mort de fatigue, ni mort de faim, ni mort de soif, ni mort de peur. Il n’avait
en rien l’apparence d’un enfant perdu au milieu du désert, à mille milles de
toute région habitée.
Quand je réussis enfin à parler, je lui dis: “Mais
qu’est-ce que tu fais là?” Et il me répéta alors, tout doucement, comme une
chose très sérieuse: “S’il vous plait... dessine-moi un mouton...”
Quand le mystère est trop impressionnant, on n’ose
pas désobéir. Aussi absurde que cela me semblât à mille milles de tous les
endroits habités et en danger de mort, je sortis de ma poche une feuille de
papier et un stylographe.
Mais je me rappelai alors que j’avais surtout
étudié la géographie, l’histoire, le calcul et la grammaire et je dis au petit
bonhomme (avec un peu de mauvaise humeur) que je ne savais pas dessiner.
Il me répondit: “Ça ne fait rien. Dessine-moi un
mouton.”
Comme je n’avais jamais dessiné un mouton je refis,
pour lui, l’un des deux seuls dessins dont j’étais capable. Celui du boa fermé.
Et je fus stupéfait d’entendre le petit bonhomme me répondre:
“Non! Non! Je ne veux pas d’un éléphant dans un
boa. Un boa c’est très dangereux, et un éléphant c’est très encombrant. Chez
moi c’est tout petit. J’ai besoin d’un mouton. Dessine-moi un mouton.”
Alors j’ai dessiné.
Il regarda attentivement, puis: “Non! Celui-là est
déjà très malade. Fais-en un autre.”
Je dessinai: Mon ami sourit gentiment, avec
indulgence: “Tu vois bien... ce n’est pas un mouton, c’est un bélier. Il a des
cornes…”
Je refis donc encore mon dessin: Mais il fut
refusé, comme les précédents: “Celui-là est trop vieux. Je veux un mouton qui
vive longtemps.”
Alors, faute de patience, comme j’avais hâte de
commencer le démontage de mon moteur, je griffonnai ce dessin-ci. Et je lançai:
“Ça c’est la caisse. Le mouton que tu veux est dedans.”
Mais je fus bien surpris de voir s’illuminer le
visage de mon jeune juge: “C’est tout à fait comme ça que je le voulais! Crois-tu
qu’il faille beaucoup d’herbe à ce mouton?”
“Pourquoi?”
“Parce que chez moi c’est tout petit...”
“Ça suffira sûrement. Je t’ai donné un tout petit
mouton.”
Il pencha la tête vers le dessin: “Pas si petit
que... Tiens! Il s’est endormi...”
Et c’est ainsi que je fis la connaissance du petit
prince.
Chapitre III
Il me fallut longtemps pour comprendre d’où il
venait. Le petit prince, qui me posait beaucoup de questions, ne semblait
jamais entendre les miennes. Ce sont des mots prononcés par hasard qui, peu à
peu, m’ont tout révélé.
Ainsi, quand il aperçut pour la première fois mon
avion (je ne dessinerai pas mon avion, c’est un dessin beaucoup trop compliqué
pour moi) il me demanda: “Qu’est-ce que c’est que cette chose-là?”
“Ce n’est pas une chose. Ça vole. C’est un avion.
C’est mon avion.” Et j’étais fier de lui apprendre que je volais. Alors il
s’écria: “Comment! Tu es tombé du ciel!”
“Oui,” fis-je modestement.
“Ah! ça c’est drôle.” Et le petit prince eut un
très joli éclat de rire qui m’irrita beaucoup. Je désire que l’on prenne mes
malheurs au sérieux. Puis il ajouta:
“Alors, toi aussi tu viens du ciel! De quelle
planète es-tu?”
J’entrevis aussitôt une lueur, dans le mystère de
sa présence, et j’interrogeai brusquement: “Tu viens donc d’une autre planète?”
Mais il ne me répondit pas.
Il hochait la tête doucement tout en regardant mon
avion: “C’est vrai que, là-dessus, tu ne peux pas venir de bien loin...” Et il
s’enfonça dans une rêverie qui dura longtemps. Puis, sortant mon mouton de sa
poche, il se plongea dans la contemplation de son trésor.
Vous imaginez combien j’avais pu être intrigué par
cette demi-confidence sur ‘les autres planètes’. Je m’efforçai donc d’en savoir
plus long:
“D’où viens-tu mon petit bonhomme? Où est-ce ‘chez
toi’? Où veux-tu emporter mon mouton?”
Il me répondit après un silence méditatif: “Ce qui
est bien, avec la caisse que tu m’as donnée, c’est que, la nuit, ça lui servira
de maison.”
“Bien sûr. Et si tu es gentil, je te donnerai aussi
une corde pour l’attacher pendant le jour. Et un piquet.”
La proposition parut choquer le petit prince:
“L’attacher? Quelle drôle d’idée!”
“Mais si tu ne l’attaches pas, il ira n’importe où,
et il se perdra...”
Et mon ami eut un nouvel éclat de rire: “Mais où
veux-tu qu’il aille?”
“N’importe où. Droit devant lui...”
Alors le petit prince remarqua gravement: “Ça ne
fait rien, c’est tellement petit, chez moi!” Et, avec un peu de mélancolie,
peut-être, il ajouta: “Droit devant soi on ne peut pas aller bien loin...”
Chapitre IV
J’avais ainsi appris une seconde chose très importante:
c’est que sa planète d’origine était à peine plus grande qu’une maison! Ça ne
pouvait pas m’étonner beaucoup.
Je savais bien qu’en dehors des grosses planètes
comme la Terre, Jupiter, Mars, Vénus, auxquelles on a donné des noms, il y en a
des centaines d’autres qui sont quelquefois si petites qu’on a beaucoup de mal
à les apercevoir au télescope. Quand un astronome découvre l’une d’elles, il
lui donne pour nom un numéro. Il l’appelle par exemple: “l’astéroïde 325”.
J’ai de sérieuses raisons de croire que la planète
d’où venait le petit prince est l’astéroïde B 612.
Cet astéroïde n’a été aperçu qu’une fois au
télescope, en 1909, par un astronome turc.
Il avait fait alors une grande démonstration de sa
découverte à un congrès International d’astronomie. Mais personne ne l’avait
cru à cause de son costume. Les grandes personnes sont comme ça.
Heureusement pour la réputation de l’astéroïde B
612, un dictateur turc imposa à son peuple, sous peine de mort, de s’habiller à
l’européenne. L’astronome refit sa démonstration en 1920, dans un habit très
élégant. Et cette fois-ci tout le monde fut de son avis.
Si je vous ai raconté ces détails sur l’astéroïde B
612 et si je vous ai confié son numéro, c’est à cause des grandes personnes. Les
grandes personnes aiment les chiffres.
Quand vous leur parlez d’un nouvel ami, elles ne
vous questionnent jamais sur l’essentiel. Elles ne vous disent jamais: “Quel
est le son de sa voix? Quels sont les jeux qu’il préfère? Est-ce qu’il
collectionne les papillons?”
Elles vous demandent: “Quel âge a-t-il? Combien
a-t-il de frères? Combien pèse-t-il? Combien gagne son père?” Alors seulement
elles croient le connaître.
Si vous dites aux grandes personnes: “J’ai vu une
belle maison en briques roses, avec des géraniums aux fenêtres et des colombes
sur le toit...” elles ne parviennent pas à s’imaginer cette maison.
Il faut leur dire: “J’ai vu une maison de cent
mille francs.” Alors elles s’écrient: “Comme c’est joli!”
Ainsi, si vous leur dites: “La preuve que le petit
prince a existé c’est qu’il était ravissant, qu'il riait, et qu’il voulait un
mouton. Quand on veut un mouton, c’est la preuve qu’on existe”; elles
hausseront les épaules et vous traiteront d’enfant!
Mais si vous leur dites: “La planète d’où il venait
est l’astéroïde B 612” alors elles seront convaincues, et elles vous laisseront
tranquille avec leurs questions. Elles sont comme ça. Il ne faut pas leur en
vouloir. Les enfants doivent être très indulgents envers les grandes personnes.
Mais, bien sûr, nous qui comprenons la vie, nous
nous moquons bien des numéros! J’aurais aimé commencer cette histoire à la
façon des contes de fées. J’aurais aimé dire: “Il était une fois un petit
prince qui habitait une planète à peine plus grande que lui, et qui avait
besoin d’un ami...”
Pour ceux qui comprennent la vie, ça aurait eu
l’air beaucoup plus vrai. Car je n’aime pas qu’on lise mon livre à la légère. J’éprouve
tant de chagrin à raconter ces souvenirs.
Il y a six ans déjà que mon ami s’en est allé avec
son mouton. Si j’essaie ici de le décrire, c’est afin de ne pas l’oublier.
C’est triste d’oublier un ami. Tout le monde n’a pas eu un ami. Et je puis
devenir comme les grandes personnes qui ne s’intéressent plus qu’aux chiffres.
C’est donc pour ça encore que j’ai acheté une boîte
de couleurs et des crayons.
C’est dur de se remettre au dessin, à mon âge,
quand on n’a jamais fait d’autres tentatives que celle d’un boa fermé et celle
d’un boa ouvert, à l’âge de six ans!
J’essaierai, bien sûr, de faire des portraits le
plus ressemblants possible. Mais je ne suis pas tout à fait certain de réussir.
Un dessin va, et l’autre ne ressemble plus.
Je me trompe un peu aussi sur la taille. Ici le
petit prince est trop grand. Là il est trop petit. J’hésite aussi sur la
couleur de son costume. Alors je tâtonne comme ci et comme ça, tant bien que
mal.
Je me tromperai enfin sur certains détails plus
importants. Mais ça, il faudra me le pardonner. Mon ami ne donnait jamais
d’explications. Il me croyait peut-être semblable à lui. Mais moi,
malheureusement, je ne sais pas voir les moutons à travers les caisses.
Je suis peut-être un peu comme les grandes
personnes. J’ai dû vieillir.
Chapitre V
Chaque jour j’apprenais quelque chose sur la
planète, sur le départ, sur le voyage.
Ça venait tout doucement, au hasard des réflexions.
C’est ainsi que, le troisième jour, je connus le drame des baobabs. Cette
fois-ci encore ce fut grâce au mouton, car brusquement le petit prince
m’interrogea, comme pris d’un doute grave: “C’est bien vrai, n’est-ce pas, que
les moutons mangent les arbustes?”
“Oui. C’est vrai.”
“Ah! Je suis content!”
Je ne compris pas pourquoi il était si important
que les moutons mangeassent les arbustes. Mais le petit prince ajouta: “Par
conséquent ils mangent aussi les baobabs?”
Je fis remarquer au petit prince que les baobabs ne
sont pas des arbustes, mais des arbres grands comme des églises et que, si même
il emportait avec lui tout un troupeau d’éléphants, ce troupeau ne viendrait
pas à bout d’un seul baobab.
L’idée du troupeau d’éléphants fit rire le petit
prince: “Il faudrait les mettre les uns sur les autres...” Mais il remarqua
avec sagesse: “Les baobabs, avant de grandir, ça commence par être petit.”
“C’est exact! Mais pourquoi veux-tu que tes moutons
mangent les petits baobabs?”
Il me répondit: “Ben! Voyons!” comme il s’agissait
là d’une évidence. Et il me fallut un grand effort d’intelligence pour
comprendre à moi seul ce problème.
Et en effet, sur la planète du petit prince, il y
avait comme sur toutes les planètes, de bonnes herbes et de mauvaises herbes.
Par conséquent de bonnes graines de bonnes herbes
et de mauvaises graines de mauvaises herbes. Mais les graines sont invisibles.
Elles dorment dans le secret de la terre jusqu’à ce qu’il prenne fantaisie à
l’une d’elles de se réveiller.
Alors elle s’étire, et pousse d’abord timidement
vers le soleil une ravissante petite brindille inoffensive.
S'il s'agit d'une brindille de radis ou de rosier,
on peut la laisser pousser comme elle veut. Mais s’il s’agit d’une mauvaise
plante, il faut arracher la plante aussitôt, dès qu’on a su la reconnaître.
Or il y avait des graines terribles sur la planète
du petit prince... c’étaient les graines de baobabs. Le sol de la planète en
était infesté.
Or un baobab, si l’on s'y prend trop tard, on ne
peut jamais plus s’en débarrasser. Il encombre toute la planète. Il la perfore
de ses racines. Et si la planète est trop petite, et si les baobabs sont trop
nombreux, ils la font éclater.
“C’est une question de discipline, me disait plus
tard le petit prince. Quand on a terminé sa toilette du matin, il faut faire
soigneusement la toilette de la planète. Il faut s’astreindre régulièrement à
arracher les baobabs dès qu’on les distingue d’avec les rosiers auxquels ils
ressemblent beaucoup quand ils sont très jeunes. C’est un travail très
ennuyeux, mais très facile.”
Et un jour il me conseilla de m’appliquer à réussir
un beau dessin, pour bien faire entrer ça dans la tête des enfants de chez moi.
“S’ils voyagent un jour, me disait-il, ça pourra leur servir. Il est
quelquefois sans inconvénient de remettre à plus tard son travail. Mais, s’il
s’agit des baobabs, c’est toujours une catastrophe. J’ai connu une planète,
habitée par un paresseux. Il avait négligé trois arbustes...”
Et, sur les indications du petit prince, j’ai
dessiné cette planète-là.
Je n’aime guère prendre le ton d’un moraliste. Mais
le danger des baobabs est si peu connu, et les risques courus par celui qui
s’égarerait dans un astéroïde sont si considérables, que, pour une fois, je
fais exception à ma réserve.
Je dis: “Enfants! Faites attention aux baobabs!”
C’est pour avertir mes amis du danger qu’ils
frôlaient depuis longtemps, comme moi-même, sans le connaître, que j’ai tant
travaillé ce dessin-là. La leçon que je donnais en valait la peine.
Vous vous demanderez peut-être: Pourquoi n’y a-t-il
pas dans ce livre, d’autres dessins aussi grandioses que le dessin des baobabs?
La réponse
est bien simple: J’ai essayé mais je n’ai pas pu réussir. Quand j’ai dessiné
les baobabs j’ai été animé par le sentiment de l’urgence.
Chapitre VI
Ah! petit prince, j’ai compris, peu à peu, ainsi,
ta petite vie mélancolique.
Tu n’avais eu longtemps pour distraction que la
douceur des couchers de soleil. J’ai appris ce détail nouveau, le quatrième
jour au matin, quand tu m’as dit: “J’aime bien les couchers de soleil. Allons
voir un coucher de soleil...”
“Mais il faut attendre...”
“Attendre quoi?”
“Attendre que le soleil se couche.”
Tu as eu l’air très surpris d’abord, et puis tu as
ri de toi-même.
Et tu m’as dit: “Je me crois toujours chez moi!”
En effet. Quand il est midi aux États-Unis, le
soleil, tout le monde le sait, se couche sur la France. Il suffirait de pouvoir
aller en France en une minute pour assister au coucher du soleil.
Malheureusement la France est bien trop éloignée. Mais, sur ta si petite
planète, il te suffisait de tirer ta chaise de quelques pas. Et tu regardais le
crépuscule chaque fois que tu le désirais...
“Un jour, j’ai vu le soleil se coucher
quarante-quatre fois!” Et un peu plus tard tu ajoutais: “Tu sais... quand on
est tellement triste on aime les couchers de soleil...”
“Le jour des quarante-quatre fois tu étais donc tellement
triste?” Mais le petit prince ne répondit pas.
Chapitre VII
Le cinquième jour, toujours grâce au mouton, ce
secret de la vie du petit prince me fut révélé.
Il me demanda avec brusquerie, sans préambule,
comme le fruit d’un problème longtemps médité en silence: “Un mouton, s’il
mange les arbustes, il mange aussi les fleurs?”
“Un mouton mange tout ce qu’il rencontre.”
“Même les fleurs qui ont des épines?”
“Oui. Même les fleurs qui ont des épines.”
“Alors les épines, à quoi servent-elles?”
“Je ne le savais pas.”
J’étais alors très occupé à essayer de dévisser un
boulon trop serré de mon moteur. J’étais très soucieux car ma panne commençait
de m’apparaître comme très grave, et l’eau à boire qui s’épuisait me faisait
craindre le pire.
“Les épines, à quoi servent-elles?”
Le petit prince ne renonçait jamais à une question,
une fois qu’il l’avait posée.
J’étais irrité par mon boulon et je répondis
n’importe quoi: “Les épines, ça ne sert à rien, c’est de la pure méchanceté de
la part des fleurs!”
“Oh!” Mais après un silence il me lança, avec une
sorte de rancune: “Je ne te crois pas! Les fleurs sont faibles. Elles sont
naïves. Elles se rassurent comme elles peuvent. Elles se croient terribles avec
leurs épines...”
Je ne répondis rien. À cet instant-là je me disais:
“Si ce boulon résiste encore, je le ferai sauter d’un coup de marteau.”
Le petit prince dérangea de nouveau mes réflexions:
“Et tu crois, toi, que les fleurs...”
“Mais non! Mais non! Je ne crois rien! J’ai répondu
n’importe quoi. Je m’occupe, moi, de choses sérieuses!”
Il me regarda stupéfait. “De choses sérieuses!” Il
me voyait, mon marteau à la main, et les doigts noirs de cambouis, penché sur
un objet qui lui semblait très laid. “Tu parles comme les grandes personnes!”
Ça me fit un peu honte. Mais, impitoyable, il
ajouta: “Tu confonds tout... tu mélanges tout!”
Il était vraiment très irrité. Il secouait au vent
des cheveux tout dorés:
“Je connais une planète où il y a un monsieur
cramoisi. Il n’a jamais respiré une fleur. Il n’a jamais regardé une étoile. Il
n’a jamais aimé personne. Il n’a jamais rien fait d’autre que des additions. Et
toute la journée il répète comme toi: ‘Je suis un homme sérieux! Je suis un homme sérieux!’ et ça le fait
gonfler d’orgueil. Mais ce n’est pas un homme, c’est un champignon!”
“Un quoi?”
“Un champignon!” Le petit prince était maintenant
tout pâle de colère. “Il y a des millions d’années que les fleurs fabriquent
des épines. Il y a des millions d’années que les moutons mangent quand même les
fleurs. Et ce n’est pas sérieux de chercher à comprendre pourquoi elles se
donnent tant de mal pour se fabriquer des épines qui ne servent jamais à rien?
Ce n’est pas important la guerre des moutons et des
fleurs? Ce n’est pas sérieux et plus important que les additions d’un gros
monsieur rouge?
Et si je connais, moi, une fleur unique au monde,
qui n’existe nulle part, sauf dans ma planète, et qu’un petit mouton peut
anéantir d’un seul coup, comme ça, un matin, sans se rendre compte de ce qu’il
fait, ce n’est pas important ça!”
Il rougit, puis reprit: “Si quelqu’un aime une
fleur qui n’existe qu’à un exemplaire dans les millions et les millions
d’étoiles, ça suffit pour qu’il soit heureux quand il les regarde. Il se dit:
‘Ma fleur est là quelque part...’
Mais si le mouton mange la fleur, c’est pour lui
comme si, brusquement, toutes les étoiles s’éteignaient! Et ce n’est pas
important ça!”
Il ne put rien dire de plus. Il éclata brusquement
en sanglots. La nuit était tombée. J’avais lâché mes outils. Je me moquais bien
de mon marteau, de mon boulon, de la soif et de la mort. Il y avait sur une
étoile, une planète, la mienne, la Terre, un petit prince à consoler!
Je le pris dans les bras. Je le berçai. Je lui
disais: “La fleur que tu aimes n’est pas en danger. Je lui dessinerai une
muselière, à ton mouton. Je te dessinerai une armure pour ta fleur. Je...”
Je ne savais pas trop quoi dire. Je me sentais très
maladroit. Je ne savais comment l’atteindre, où le rejoindre. C’est tellement
mystérieux, le pays des larmes!
Chapitre VIII
J’appris bien vite à mieux connaître cette fleur.
Il y avait toujours eu, sur la planète du petit
prince, des fleurs très simples, ornées d’un seul rang de pétales, et qui ne
tenaient point de place, et qui ne dérangeaient personne. Elles apparaissaient
un matin dans l’herbe, et puis elles s’éteignaient le soir.
Mais celle-là avait germé un jour, d’une graine
apportée d’on ne sait où, et le petit prince avait surveillé de très près cette
brindille qui ne ressemblait pas aux autres brindilles. Ça pouvait être un
nouveau genre de baobab. Mais l’arbuste cessa vite de croître, et commença de
préparer une fleur.
Le petit prince, qui assistait à l’installation
d’un bouton énorme, sentait bien qu’il en sortirait une apparition miraculeuse,
mais la fleur n’en finissait pas de se préparer à être belle, à l’abri de sa
chambre verte.
Elle choisissait avec soin ses couleurs. Elle
s’habillait lentement, elle ajustait un à un ses pétales. Elle ne voulait pas
sortir toute fripée comme les coquelicots. Elle ne voulait apparaître que dans
le plein rayonnement de sa beauté.
Eh! oui. Elle était très coquette! Sa toilette
mystérieuse avait donc duré des jours et des jours. Et puis voici qu’un matin,
justement à l’heure du lever du soleil, elle s’était montrée.
Et elle, qui avait travaillé avec tant de
précision, dit en bâillant: “Ah! Je me réveille à peine... Je vous demande
pardon... Je suis encore toute décoiffée...”
Le petit prince, alors, ne put contenir son
admiration: “Que vous êtes belle!
“N’est-ce pas,” répondit doucement la fleur. “Et je
suis née en même temps que le soleil...”
Le petit prince devina bien qu’elle n’était pas
trop modeste, mais elle était si émouvante!
“C’est l’heure, je crois, du petit déjeuner,”
avait-elle bientôt ajouté, “auriez-vous la bonté de penser à moi...”
Et le petit prince, tout confus, ayant été chercher
un arrosoir d’eau fraîche, avait servi la fleur.
Ainsi l’avait-elle bien vite tourmenté par sa
vanité un peu ombrageuse.
Un jour, par exemple, parlant de ses quatre épines,
elle avait dit au petit prince: “Ils peuvent venir, les tigres, avec leurs
griffes!”
“Il n’y a pas de tigres sur ma planète,” avait
objecté le petit prince, “et puis les tigres ne mangent pas d’herbe.”
“Je ne suis pas une herbe,” avait doucement répondu
la fleur.
“Pardonnez-moi...”
“Je ne crains rien des tigres, mais j’ai horreur
des courants d’air. Vous n’auriez pas un paravent?”
“Horreur des courants d’air... ce n’est pas de
chance, pour une plante,” avait remarqué le petit prince. “Cette fleur est bien
compliquée...”
“Le soir vous me mettrez sous un globe. Il fait
très froid chez vous. C’est mal installé. Là d’où je viens...”
Mais elle s’était interrompue. Elle était venue
sous forme de graine. Elle n’avait rien pu connaître des autres mondes.
Humiliée de s’être laissé surprendre à préparer un
mensonge aussi naïf, elle avait toussé deux ou trois fois, pour mettre le petit
prince dans son tort: “Ce paravent?...”
“J’allais le chercher mais vous me parliez!”
Alors elle avait forcé sa toux pour lui infliger
quand même des remords.
Ainsi le petit prince, malgré la bonne volonté de
son amour, avait vite douté d’elle. Il avait pris au sérieux des mots sans
importance, et était devenu très malheureux.
“J’aurais dû ne pas l’écouter,” me confia-t-il un
jour, “il ne faut jamais écouter les fleurs. Il faut les regarder et les
respirer. La mienne embaumait ma planète, mais je ne savais pas m’en réjouir.
Cette histoire de griffes, qui m’avait tellement agacé, eût dû m’attendrir…”
Il me confia encore: “Je n’ai alors rien su
comprendre! J’aurais dû la juger sur les actes et non sur les mots. Elle
m’embaumait et m’éclairait. Je n’aurais jamais dû m’enfuir!
J’aurais dû deviner sa tendresse derrière ses
pauvres ruses. Les fleurs sont si contradictoires! Mais j’étais trop jeune pour
savoir l’aimer”
Chapitre IX
Je crois qu’il profita, pour son évasion, d’une
migration d’oiseaux sauvages.
Au matin du départ il mit sa planète bien en ordre.
Il ramona soigneusement ses volcans en activité. Il possédait deux volcans en
activité. Et c’était bien commode pour faire chauffer le petit déjeuner du
matin.
Il possédait aussi un volcan éteint. Mais, comme il
disait, “On ne sait jamais!” Il ramona donc également le volcan éteint.
S’ils sont bien ramonés, les volcans brûlent
doucement et régulièrement, sans éruptions.
Les éruptions volcaniques sont comme des feux de
cheminée. Évidemment sur notre terre nous sommes beaucoup trop petits pour
ramoner nos volcans. C’est pourquoi ils nous causent des tas d’ennuis.
Le petit prince arracha aussi, avec un peu de
mélancolie, les dernières pousses de baobabs. Il croyait ne plus jamais devoir
revenir. Mais tous ces travaux familiers lui parurent, ce matin-là, extrêmement
doux.
Et, quand il arrosa une dernière fois la fleur, et
se prépara à la mettre à l’abri sous son globe, il se découvrit l’envie de
pleurer.
“Adieu,” dit-il à la fleur.
Mais elle ne lui répondit pas.
“Adieu,” répéta-t-il.
La fleur toussa. Mais ce n’était pas à cause de son
rhume. “J’ai été sotte,” lui dit-elle enfin. “Je te demande pardon. Tâche
d’être heureux.”
Il fut surpris par l’absence de reproches. Il
restait là tout déconcerté, le globe en l’air. Il ne comprenait pas cette
douceur calme.
“Mais oui, je t’aime,” lui dit la fleur. “Tu n’en a
rien su, par ma faute. Cela n’a aucune importance. Mais tu as été aussi sot que
moi. Tâche d’être heureux... Laisse ce globe tranquille. Je n’en veux plus.”
“Mais le vent”
“Je ne suis pas si enrhumée que ça... L’air frais
de la nuit me fera du bien. Je suis une fleur.”
“Mais les bêtes...”
“Il faut bien que je supporte deux ou trois
chenilles si je veux connaître les papillons. Il paraît que c’est tellement
beau. Sinon qui me rendra visite? Tu seras loin, toi. Quant aux grosses bêtes,
je ne crains rien. J’ai mes griffes.”
Et elle montrait naïvement ses quatre épines. Puis
elle ajouta: “Ne traîne pas comme ça, c’est agaçant. Tu as décidé de partir. Va
t-en.”
Car elle ne voulait pas qu’il la vît pleurer.
C’était une fleur tellement orgueilleuse...
Chapitre X
Il se trouvait dans la région des astéroïdes 325,
326, 327, 328, 329 et 330.
Il commença donc par les visiter pour y chercher
une occupation et pour s’instruire.
Le premier était habité par un roi. Le roi
siégeait, habillé de pourpre et d’hermine, sur un trône très simple et
cependant majestueux.
“Ah! Voilà un sujet!” s’écria le roi quand il
aperçut le petit prince.
Et le petit prince se demanda: “Comment peut-il me
reconnaître puisqu’il ne m’a encore jamais vu!”
Il ne savait pas que, pour les rois, le monde est
très simplifié. Tous les hommes sont des sujets.
“Approche-toi que je te voie mieux,” lui dit le roi
qui était tout fier d’être enfin roi pour quelqu’un.
Le petit prince chercha des yeux où s’asseoir, mais
la planète était tout encombrée par le magnifique manteau d’hermine. Il resta
donc debout, et, comme il était fatigué, il bâilla.
“Il est contraire à l’étiquette de bâiller en
présence d’un roi,” lui dit le monarque. “Je te l’interdis.”
“Je ne peux pas m’en empêcher,” répondit le petit
prince tout confus.
“J’ai fait un long voyage et je n’ai pas dormi...”
“Alors,” lui dit le roi, “je t’ordonne de bâiller.
Je n’ai vu personne bâiller depuis des années. Les bâillements sont pour moi
des curiosités. Allons! bâille encore. C’est un ordre.”
“Ça m’intimide... je ne peux plus...” fit le petit
prince tout rougissant.
“Hum! Hum!” répondit le roi. “Alors je... je
t’ordonne tantôt de bâiller et tantôt de...”
Il bredouillait un peu et paraissait vexé. Car le
roi tenait essentiellement à ce que son autorité fût respectée. Il ne tolérait
pas le désobéissance. C’était un monarque absolu. Mais comme il était très bon,
il donnait des ordres raisonnables.
“Si j’ordonnais,” disait-il couramment, “si
j’ordonnais à un général de se changer en oiseau de mer, et si le général
n’obéissait pas, ce ne serait pas la faute du général. Ce serait ma faute.”
“Puis-je m’asseoir?” s’enquit timidement le petit
prince.
“Je t’ordonne de t’asseoir,” lui répondit le roi,
qui ramena majestueusement un pan de son manteau d’hermine.
Mais le petit prince s’étonnait. La planète était
minuscule. Sur quoi le roi pouvait-il bien régner?
“Sire,” lui dit-il, “je vous demande pardon de vous
interroger...”
“Je t’ordonne de m’interroger,” se hâta de dire le
roi.
“Sire... sur quoi régnez-vous?”
“Sur tout,” répondit le roi, avec une grande
simplicité.
“Sur tout?”
Le roi d’un geste discret désigna sa planète, les
autres planètes et les étoiles.
“Sur tout ça?” dit le petit prince.
“Sur tout ça...” répondit le roi.
Car non seulement c’était un monarque absolu mais
c’était un monarque universel.
“Et les étoiles vous obéissent?”
“Bien sûr,” lui dit le roi. “Elles obéissent
aussitôt. Je ne tolère pas l’indiscipline.”
Un tel pouvoir émerveilla le petit prince. S’il
l’avait détendu lui-même, il aurait pu assister, non pas à quarante-quatre,
mais à soixante-douze, ou même à cent, ou même à deux cents couchers de soleil
dans la même journée, sans avoir jamais à tirer sa chaise!
Et comme il se sentait un peu triste à cause du
souvenir de sa petite planète abandonnée, il s’enhardit à solliciter une grâce
du roi:
“Je voudrais voir un coucher de soleil...
Faites-moi plaisir... Ordonnez au soleil de se coucher...”
“Si j’ordonnais à un général de voler d’une fleur à
l’autre à la façon d’un papillon, ou d’écrire une tragédie, ou de se changer en
oiseau de mer, et si le général n’exécutait pas l’ordre reçu, qui, de lui ou de
moi, serait dans son tort?”
“Ce serait vous,” dit fermement le petit prince.
“Exact. Il faut exiger de chacun ce que chacun peut
donner,” reprit le roi.
“L’autorité repose d’abord sur la raison. Si tu
ordonnes à ton peuple d’aller se jeter à la mer, il fera la révolution. J’ai le
droit d’exiger l’obéissance parce que mes ordres sont raisonnables.”
“Alors mon coucher de soleil?” rappela le petit
prince qui jamais n’oubliait une question une fois qu’il l’avait posée.
“Ton coucher de soleil, tu l’auras. Je l’exigerai.
Mais j’attendrai, dans ma science du gouvernement, que les conditions soient
favorables.”
“Quand ça sera-t-il?” s’informa le petit prince.
“Hem! Hem!” lui répondit le roi, qui consulta
d’abord un gros calendrier, “Hem! Hem! Ce sera, vers... vers... ce sera ce soir
vers sept heures quarante! Et tu verras comme je suis bien obéi.”
Le petit prince bâilla. Il regrettait son coucher
de soleil manqué. Et puis il s’ennuyait déjà un peu: “Je n’ai plus rien à faire
ici,” dit-il au roi. “Je vais repartir!”
“Ne pars pas,” répondit le roi qui était si fier
d’avoir un sujet. “Ne pars pas, je te fais ministre!”
“Ministre de quoi?”
“De... de la Justice!”
“Mais il n’y a personne à juger!”
“On ne sait pas,” lui dit le roi. “Je n’ai pas fait
encore le tour de mon royaume. Je suis très vieux, je n’ai pas de place pour un
carrosse, et ça me fatigue de marcher.”
“Oh! Mais j’ai déjà vu,” dit le petit prince qui se
pencha pour jeter encore un coup d’œil sur l’autre côté de la planète. Il n’y a
personne là-bas non plus...
“Tu te jugeras donc toi-même,” lui répondit le roi.
“C’est le plus difficile. Il est bien plus difficile de se juger soi-même que
de juger autrui. Si tu réussis à bien te juger, c’est que tu es un véritable
sage.”
“Moi,” dit le petit prince, “je puis me juger
moi-même n’importe où. Je n’ai pas besoin d’habiter ici.”
“Hem! Hem!” dit le roi, “je crois bien que sur ma
planète il y a quelque part un vieux rat. Je l’entends la nuit. Tu pourras
juger ce vieux rat. Tu le condamneras à mort de temps en temps. Ainsi sa vie
dépendra de ta justice. Mais tu le gracieras chaque fois pour l’économiser. Il
n’y en a qu’un.”
“Moi,” répondit le petit prince, “je n’aime pas
condamner à mort, et je crois bien que je m’en vais.”
“Non,” dit le roi.
Mais le petit prince, ayant achevé ses préparatifs,
ne voulut point peiner le vieux monarque: “Si votre Majesté désirait être obéie
ponctuellement, elle pourrait me donner un ordre raisonnable. Elle pourrait
m’ordonner, par exemple, de partir avant une minute. Il me semble que les
conditions sont favorables...”
Le roi n’ayant rien répondu, le petit prince hésita
d’abord, puis, avec un soupir, prit le départ...
“Je te fais mon ambassadeur,” se hâta alors de
crier le roi. Il avait un grand air d’autorité.
“Les grandes personnes sont bien étranges,” se dit
le petit prince, en lui même, durant son voyage.
Chapitre XI
La seconde planète était habitée par un vaniteux:
“Ah! Ah! Voilà la visite d’un admirateur!” s’écria de loin le vaniteux dès
qu’il aperçut le petit prince. Car, pour les vaniteux, les autres hommes sont
des admirateurs.
“Bonjour,” dit le petit prince. “Vous avez un drôle
de chapeau.”
“C’est pour saluer,” lui répondit le vaniteux.
“C’est pour saluer quand on m’acclame. Malheureusement il ne passe jamais
personne par ici.”
“Ah oui?” dit le petit prince qui ne comprit pas.
“Frappe tes mains l’une contre l’autre,” conseilla
donc le vaniteux.
Le petit prince frappa ses mains l’une contre
l’autre.
Le vaniteux salua modestement en soulevant son
chapeau.
“Ça c’est plus amusant que la visite au roi,” se
dit en lui même le petit prince. Et il recommença de frapper ses mains l’une
contre l’autre.
Le vaniteux recommença de saluer en soulevant son
chapeau.
Après cinq minutes d’exercice le petit prince se
fatigua de la monotonie du jeu: “Et, pour que le chapeau tombe,” demanda-t-il,
“que faut-il faire?”
Mais le vaniteux ne l’entendit pas. Les vaniteux
n’entendent jamais que les louanges.
“Est-ce que tu m’admires vraiment beaucoup?”
demanda-t-il au petit prince.
“Qu’est-ce que signifie admirer?”
“Admirer signifie reconnaître que je suis l’homme
le plus beau, le mieux habillé, le plus riche et le plus intelligent de la
planète.”
“Mais tu es seul sur ta planète!”
“Fais-moi ce plaisir. Admire-moi quand-même!”
“Je t’admire,” dit le petit prince, en haussant un
peu les épaules, “mais en quoi cela peut-il bien t’intéresser?” Et le petit
prince s’en fut.
“Les grandes personnes sont décidément bien
bizarres,” se dit-il simplement en lui-même durant son voyage.
Chapitre XII
La planète suivante était habitée par un buveur.
Cette visite fut très courte, mais elle plongea le petit prince dans une grande
mélancolie.
“Que fais-tu là?” dit-il au buveur, qu’il trouva
installé en silence devant une collection de bouteilles vides et une collection
de bouteilles pleines.
“Je bois,” répondit le buveur, d’un air lugubre.
“Pourquoi bois-tu?” lui demanda le petit prince.
“Pour oublier,” répondit le buveur.
“Pour oublier quoi?” s’enquit le petit prince qui
déjà le plaignait.
“Pour oublier que j’ai honte,” avoua le buveur en
baissant la tête.
“Honte de quoi?” s’informa le petit prince qui
désirait le secourir.
“Honte de boire!” acheva le buveur qui s’enferma
définitivement dans le silence.
Et le petit prince s’en fut, perplexe. “Les grandes
personnes sont décidément très très bizarres,” se disait-il en lui-même durant
le voyage.
Chapitre XIII
La quatrième planète était celle du businessman.
Cet homme était si occupé qu’il ne leva même pas la tête à l’arrivée du petit
prince.
“Bonjour,” lui dit celui-ci. “Votre cigarette est
éteinte.”
“Trois et deux font cinq. Cinq et sept douze. Douze
et trois quinze. Bonjour. Quinze et sept vingt-deux. Vingt-deux et six
vingt-huit. Pas le temps de la rallumer. Vingt-six et cinq trente et un. Ouf!
Ça fait donc cinq cent un millions six cent vingt-deux mille sept cent trente
et un.”
“Cinq cents millions de quoi?”
“Hein? Tu es toujours là? Cinq cent un million
de... je ne sais plus... j’ai tellement de travail! Je suis sérieux, moi, je ne
m’amuse pas à des balivernes! Deux et cinq sept...”
“Cinq cent un millions de quoi?” répéta le petit
prince qui jamais de sa vie n’avait renoncé à une question, une fois qu’il
l’avait posée.
Le businessman leva la tête: “Depuis
cinquante-quatre ans que j’habite cette planète-ci, je n’ai été dérangé que
trois fois.
La première fois ç’a été, il y a vingt-deux ans,
par un hanneton qui était tombé Dieu sait d’où. Il répandait un bruit
épouvantable, et j’ai fait quatre erreurs dans une addition.
La seconde fois ç’à été, il y a onze ans, par une
crise de rhumatisme. Je manque d’exercice. Je n'ai pas le temps de flâner. Je
suis sérieux, moi.
La troisième fois… la voici! Je disais donc cinq
cent un millions...”
“Millions de quoi?”
Le businessman comprit qu’il n’était point d’espoir
de paix: “Millions de ces petites choses que l’on voit quelquefois dans le
ciel.”
“Des mouches?”
“Mais non, des petites choses qui brillent.”
“Des abeilles?”
“Mais non. Des petites choses dorées qui font rêvasser
les fainéants. Mais je suis sérieux, moi! Je n’ai pas le temps de rêvasser.”
“Ah! des étoiles?”
“C’est bien ça. Des étoiles.”
“Et que fais-tu de cinq cents millions d’étoiles?”
“Cinq cent un millions six cent vingt-deux mille
sept cent trente et un. Je suis sérieux, moi, je suis précis.”
“Et que fais-tu de ces étoiles?”
“Ce que j’en fais?”
“Oui.”
“Rien. Je les possède.”
“Tu possèdes les étoiles?”
“Oui.”
“Mais j’ai déjà vu un roi qui...”
“Les rois ne possèdent pas. Ils règnent sur. C’est
très différent.”
“Et à quoi cela te sert-il de posséder les
étoiles?”
“Ça me sert à être riche.”
“Et à quoi cela te sert-il d’être riche?”
“À acheter d’autres étoiles, si quelqu’un en
trouve.”
“Celui-là,” se dit en lui-même le petit
prince, “il raisonne un peu comme mon ivrogne.” Cependant il posa encore des
questions: “Comment peut-on posséder les étoiles?”
“À qui sont-elles?” riposta, grincheux, le
businessman.
“Je ne sais pas. À personne.”
“Alors elles sont à moi, car j’y ai pensé le
premier.”
“Ça suffit?”
“Bien sûr. Quand tu trouves un diamant qui n’est à
personne, il est à toi. Quand tu trouves une île qui n’est à personne, elle est
à toi. Quand tu as une idée le premier, tu la fais breveter: elle est à toi. Et
moi je possède les étoiles, puisque jamais personne avant moi n’a songé à les
posséder.”
“Ça c’est vrai,” dit le petit prince.
“Et qu’en fais-tu?”
“Je les gère. Je les compte et je les recompte,”
dit le businessman. “C’est difficile. Mais je suis un homme sérieux!”
Le petit prince n’était pas satisfait encore. “Moi,
si je possède un foulard, je puis le mettre autour de mon cou et l’emporter.
Moi, si je possède une fleur, je puis cueillir ma fleur et l’emporter. Mais tu
ne peux pas cueillir les étoiles!”
“Non, mais je puis les placer en banque.”
“Qu’est-ce que ça veut dire?”
“Ça veut dire que j’écris sur un petit papier le
nombre de mes étoiles. Et puis j’enferme à clef ce papier-là dans un tiroir.”
“Et c’est tout?”
“Ça suffit!”
“C’est amusant,” pensa le petit prince. “C’est
assez poétique. Mais ce n’est pas très sérieux.”
Le petit prince avait sur les choses sérieuses des
idées très différentes des idées des grandes personnes.
“Moi,” dit-il encore, “je possède une fleur que
j’arrose tous les jours. Je possède trois volcans que je ramone toutes les semaines.
Car je ramone aussi celui qui est éteint. On ne sait jamais.
C’est utile à mes volcans, et c’est utile à ma
fleur, que je les possède. Mais tu n’es pas utile aux étoiles...”
Le businessman ouvrit la bouche mais ne trouva rien
à répondre, et le petit prince s’en fut.
“Les grandes personnes sont décidément tout à fait
extraordinaires,” se disait-il simplement en lui-même durant le voyage.
END OF
PREVIEW
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